Entendre l’hommage, c’est entendre une certaine vassalité. Une déclaration forte. Un serment d’allégeance que seul le sens de la projection justifie: au-delà du corps réside l’idéal moteur qui distingue la vie de la mort . Hevrin Khalaf le savait sans doute. Cédrix Crespel l’établit. S’emparer cérémonieusement du meurtre de la jeune femme pour peindre un triptyque dépasse largement l’acte politique et militant. Il en va de foi. De confiance absolue en la non-matérialité. En la gratuité radicale et désintéressée de l’engagement – ou d’un motif ni téléologique, ni ontologique -, qui gonfle de positivité l’action humaine. Et, c’est précisément là qu’un artiste travaillé par le dépassement de la limite, la libération de potentiels ou, simplement, la désolidarisation entre la chair identitaire et la signifiance puise l’énergie du renouvellement et de la déconstruction nécessaires à la vitalité de son propre être-au-monde
Car, ce qui lie l’existence du peintre français à celle de l’activiste kurde ne relève pas du tragique. Au contraire. L’ignominie infligée au corps d’Hevrin Khalaf nourrit paradoxalement son iconisation et sa transformation en un symbole abstrait. Qu’une caste phallocrate, vieillissante et avide d’absolutismes s’acharne transcendantalement sur l’enveloppe physique d’une jeunesse progressiste parce que idéaliste montre à quel point cette caste ne considère et ne comprend l’ ici-et-maintenant qu’en termes de finitude. C’est le cynisme maladroit d’un particularisme nihiliste effrayé par l’enthousiasme d’une croyance non-métaphysique attentive à la dynamique. Et c’est également l’absurde des rapports qu’il induit. Pouvoir et puissance diffèrent en effet. La peur s’obsède pour le premier tandis que le courage maintient l’espoir par l’exercice de la seconde. Voilà donc la raison. Le motif. L’élément qui motive l’instinct du peintre puis sa décision.
À l’indignation – légitime mais inutile – répond alors la volonté. Parce que le fatalisme instaure, établit, fige. Or, Hevrin Khalaf a incarné l’exact contraire. Sa mort mérite et, surtout, exige une lecture à la lumière de son itinéraire. Vivre, c’est se frotter aux immobilismes. Se confronter aux forces de résistance pour transformer l’entrave en contrainte positive. Nous, qui lui avons survécu, possédons la force nécessaire pour déplacer l’énergie vitale qui l’a portée de la finitude de son corps à la circularité infinie d’une mémoire collective. Une mémoire qui se souvienne moins du visage que de l’élan et des antagonismes qui l’ont paradoxalement nourri et grandi. Le peintre mobilise ce tableau. Point de sentimentalisme personnifié. Le portrait trahirait. C’est la limite radicale qu’il célèbre. La vitre brisée. L’objet , à l’image de la chair, détruit. La violente finitude de l’espace physique et matériel qui a réveillé toute la puissance du vivre d’Hevrin Khalaf. Celle qui distingue le surhomme des ressentiments moralistes.
Le reste est affaire d’observation, de disponibilité. Crespel divise.Par le cadre mais aussi en son sein. La mesure est partout. Ce qu’il charge d’informations figées est acculé par les zones libres et ouvertes aux projections. Mais il s’épargne soigneusement la mise en opposition binaire. Dans une approche deleuzienne, il sacralise le mouvement au-delà de l’ensemble et de ses parties. Il y a ce que l’on voit, ce qu’il montre et tout l’infini qui existe au-delà de ces espaces clos. Lui qui sans cesse lutte pour dépasser la finitude du genre, de l’académisme, de l’habitude ou simplement de la peur, ne peut se positionner face à l’histoire Khalaf autrement que par la perspective de la dynamique, du possible. On ne rend pas hommage à une somme d’actions. On ne rend pas hommage à une exemplarité. On ne rend pas hommage à un sexe, un âge ou une culture. On célèbre la transformation, la soif inaltérable de vivre par-delà les joies et les souffrances dans une réalisation pleine d’autant de potentiels que le temps individualisé dispose.
Guillaume Rivera